Louis Aragon

Aragon

Il y a des choses que je ne dis à Personne Alors
Elles ne font de mal à personne Mais
Le malheur c’est
Que moi
Le malheur le malheur c’est
Que moi ces choses je les sais

Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses comme des songes
Et le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes

Il y a des choses qui me sont tout à fait
Mais tout à fait insupportables même si
Je n’en dis rien même si je n’en
Dis rien comprenez comprenez moi bien

Alors ça vous parfois ça vous étouffe
Regardez regardez moi bien
Regardez ma bouche
Qui s’ouvre et ferme et ne dit rien

Penser seulement d’autre chose
Songer à voix haute et de moi
Mots sortent de quoi je m’étonne
Qui ne font de mal à personne

Au lieu de quoi j’ai peur de moi
De cette chose en moi qui parle

Je sais bien qu’il ne le faut pas
Mais que voulez-vous que j’y fasse
Ma bouche s’ouvre et l’âme est là
Qui palpite oiseau sur ma lèvre

O tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c’est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi
Le malheur c’est que c’est en moi
Même si n’en sait rien personne
Non laissez-moi non laissez-moi
Parfois je me le dis parfois
Il vaut mieux parler que se taire

Et puis je sens se dessécher
Ces mots de moi dans ma salive
C’est là le malheur pas le mien
Le malheur qui nous est commun
Épouvantes des autres hommes
Et qui donc t’eut donné la main
Étant donné ce que nous sommes

Pour peu pour peu que tu l’aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t’habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Qu’écrase ton poing
Et les gens Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens Qu’étais-je
Qu’étais-je à dire Ah oui peut-être
Qu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on aille
Où donc Même cela c’est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu’ils signifient

Ne me regardez pas dedans
Qu’il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu’il fait beau
Même s’il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l’eau
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord

Le malheur c’est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle

C’est en nous qu’il nous faut nous taire

Extrait Le Fou d’Elsa, Louis Aragon, 1963

(Dans l’espace « commentaire » où il se sentait un peu à l’étroit, Esther a posté ce poème d’Aragon. Je l’en remercie à nouveau).

4 réflexions au sujet de “Louis Aragon”

  1. Ah, ce poème, Andrea 🙂 Je crois bien que c’est celui que je préfère entre tous. Chaque fois que je le lis, l’émotion me submerge, intacte, exactement semblable au jour où je l’ai lu pour la première fois. Je suis heureuse de le retrouver ici, qu’il te parle à toi aussi.

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    1. Esther,
      Quel plaisir de te retrouver ici ! (rien sur le Journal sous la surface depuis la mi-mars… tu ne vas pas me faire le coup d’Hervé Gasser, hi hi !).

      Oui, plus je lis et relis ce poème, plus il me bouleverse… Et je suis ravie de l’avoir partagé grâce à toi… (ah, le trampoline géant ! quelle merveille !).
      🙂

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      1. Oui, Andrea, je suis toujours là, à te lire ! Rien sur mon journal en effet, c’est une période de doute… J’ai l’impression à chaque texte de me répéter, et surtout de ne pas être complètement dans mes mots. C’est difficile à expliquer, mais il y a une forme d’engagement qui m’a manqué pour écrire sincèrement, et il est essentiel pour moi d’être honnête dans ce que je partage ici. Depuis quelques jours, un texte tourne dans ma tête, à nouveau. On verra ce qu’il en sort… Ton rebond sur ce poème me fait plaisir, et ce moment de trampoline tombe bien. Merci de tes mots 🙂

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      2. Bonjour Esther,
        Le texte d’Aragon a pris son envol sur une autre page… 🙂
        http://lefildariane1234.blogspot.com/

        Ce n’est pas la première fois que tu évoques la « sincérité », l’authenticité de l’engagement dans l’acte d’écrire. Je pressens ce que tu veux dire sans toutefois en percevoir avec netteté les contours.
        Quant au doute, il est une composante intrinsèque à… j’allais écrire une platitude ! alors je m’abstiens !
        J’ai hâte de te relire… En attendant, j’irais explorer tes archives…
        A bientôt.
        😉

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